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Genre et nutrition : la surcharge de travail des femmes en question

12/06/2018

© Sanjit Das, Action contre la Faim
Dans une étude récemment menée par Action Contre la Faim, il apparait que parmi toutes les conséquences des inégalités femmes-hommes sur la sous-nutrition infantile, « la surcharge de travail des femmes » est mise en évidence comme le contributeur le plus significatif. En effet, les données récoltées auprès dans 27 communautés de 20 pays tendent à démontrer que c’est ce facteur qui est identifié majoritairement comme le plus important par les communautés interrogées.

  1. Les causes sous-jacentes de la sous-nutrition et leurs liens avec l’égalité des genres
Aujourd’hui, selon la FAO, environ 815 millions de personnes à travers le monde sont sous-nutries. Cette problématique est particulièrement critique parmi les nourrissons, les enfants de moins de 5 ans et les mères, en effet, d’après l’UNICEF : « presque la moitié de toutes les morts dans des enfants de moins de 5 ans est attribuable à la sous-nutrition » (UNICEF, 2017).

Pendant les mille premiers jours de la vie d’un enfant, on sait qu’une nutrition adéquate est essentielle pour sa santé et son développement. En effet, pour Smith et Haddad, « Dans ces jours cruciaux, le corps pose rapidement ses blocs de construction fondamentaux pour le développement cérébral et la croissance future. Toute perturbation laisse une marque durable »[1].

Le schéma causal de l’UNICEF met l’accent sur l’origine multi-factorielle de la sous-nutrition infantile et cherche à déterminer ses causes immédiates, sous-jacentes et fondamentales. Ce schéma aide à identifier les obstacles locaux qui entravent la diminution de la sous-nutrition et montre les liens entre les différents secteurs. Dans ce schéma, il semble acquis que les mères sont le plus souvent les premiers donneurs de soin des enfants, et qu’elles jouent donc en conséquence un rôle déterminant sur le statut nutritionnel de l’enfant. Cependant, le faible statut social des femmes n’y est pas considéré comme un des facteurs contributeurs.

Comme toutes les situations sont différentes, Action contre la Faim a développé une méthodologie qui permet de comprendre en profondeur les causes sous-jacentes de la sous-nutrition dans une situation spécifique. La Link NCA[3] est une méthodologie participative, qualitative et quantitative pour identifier les causes immédiates, sous-jacentes et fondamentales de la sous-nutrition. Elle promeut la mise en place de réponses adaptées par les organisations impliquées dans les programmes de sécurité nutritionnelle. Pendant la phase qualitative de l’enquête Link NCA, les communautés sont invitées à exprimer leurs opinions et perceptions sur les causes de la sous-nutrition, des facteurs de risque liés au statut social des femmes émergent fréquemment.

Le statut social de la femme est un concept difficile à définir. Pour les besoins de cet article, nous avons décidé de retenir la définition de Dixon-Mueller et considérer le statut social des femmes comme « le degré de pouvoir de décision des femmes et leur accès aux ressources matérielles/économiques (incluant nourriture, revenus, terres) et aux autres formes de richesses, aux ressources socio-culturelles (incluant la connaissance, le pouvoir et le prestige) et aux ressources légales, en comparaison à l'homme dans la famille, la communauté et la société en général »[4].

Une méta-analyse a été menée sur 27 Link NCA dans 20 pays sur 3 continents (Afrique (18 Link NCA), Asie (8 Link NCA, Caraïbes (1 Link NCA)) pour évaluer l’influence du statut social des femmes sur les chemins causaux de la malnutrition. Cette étude identifie une multitude de causes de la sous-nutrition liées au statut social des femmes. Plus particulièrement, six causes reviennent dans au moins un tiers des Link NCA en suivant le classement suivant :

1) Surcharge de travail des femmes (24 Link NCA) 
2) Mauvaise santé maternelle (OMS) et planning familial inadéquat (21 Link NCA)
3) Accès limité à l'éducation pour les jeunes filles et les femmes (17 Link NCA)
4) Grossesses et accouchements précoces (15 Link NCA) 
5) Faible pouvoir de décision des femmes dans le ménage ( 13 Link NCA)
6) Statut social de la femme et norme sociales (9 Link NCA)   
  1. La surcharge de travail des femmes comme facteur majeur de la sous-nutrition infantile
La surcharge de travail des femmes a été considérablement identifiée par les communautés (23 sur 27 études Link NCA) peu importe leurs origines, comme un facteur majeur contribuant à la sous-nutrition infantile. Le facteur de la « santé maternelle (au sens de l’OMS) et le planning familial » arrive en deuxième position, suivi de « l’accès limité à l’éducation pour les jeunes filles et les femmes ». « Les grossesses et accouchements précoces », « le faible pouvoir de décision des femmes dans le ménage » et le statut social de la femme et les normes sociales » ont également été identifiés comme des facteurs de risques dans les chemins causaux de la sous-nutrition. Comme ces facteurs sont déjà partiellement pris en compte dans le Cadre conceptuel de la malnutrition de l’UNICEF, nous avons décidé de nous concentrer sur la surcharge de travail des femmes. En effet, ce facteur, bien qu’étant cité en premier dans notre étude par les communautés interrogées, n’apparait pas dans le cadre conceptuel.  
  • La surcharge de travail des femmes : un facteur de risque à prendre en compte dans les programmes de nutrition
  • "Bien qu'il soit souvent indiqué que la participation des femmes dans les activités génératrices de revenus et/ou dans l'agriculture améliore la sécurité nutritionnelle par une production et une disponibilité alimentaire accrue, la problématique des rôles multiples de la femme dans le ménage, la charge de travail plus haute et les échanges impliqués, particulièrement lorsque l’on considère la garde des enfants et leur alimentation, n'est pas toujours soulignée"[5]. La plupart du temps, en plus du travail à la ferme ou d’autres activités génératrices de revenus, les femmes sont aussi responsables d’aller cherche l’eau, le bois de chauffe et d’assurer la totalité des tâches domestiques, et ce, même pendant la grossesse malgré les conséquences négatives connues sur le poids de naissance et l’anthropométrie de l’enfant et la menace à son potentiel développement[6].

    Alors que l’accès au soin des femmes est au centre du cadre conceptuel d’UNICEF, leur surcharge de travail, bien qu’elle soit identifiée plus souvent, n’y figure pas. Probablement du fait de son absence, ce facteur est rarement pris en compte dans les programmes de sécurité nutritionnelle. Et, même si la surcharge de travail des femmes est révélée comme étant un facteur de risque majeur pour les opérateurs de terrain, ils présument souvent qu’on ne peut rien y changer sans les capacités et les outils appropriés. Les acteurs humanitaires ont tendance à croire que comme le progrès technologique a été et demeure un contributeur majeur de à l’émancipation des femmes en Occident, il est aussi la seule option au Sud.  Par conséquent, les acteurs de l’aide ne se sentent que peu concernés par ces questions. Par ailleurs, la question du statut social des femmes est souvent perçue comme « culturellement sensible » et découragent donc les intervenant internationaux.
  • Pourtant des solutions existent et méritent d’être explorées
  • A la suite des Link NCA, des solutions et des activités simples et innovantes ont été identifiées par les communautés pour alléger la surcharge de travail des femmes en redistribuant plus équitablement certaines tâches entre les hommes et les femmes.

    L’exemple du Niger  La Link NCA au Niger en 2017[7] présente l’un des exemples les plus flagrants de surcharge de travail des femmes. Dans la région Mayahi, nous avons observé que les femmes travaillaient tous les jours de la semaine répartis comme suit : cinq jours par semaine dans le champ de leurs maris (comme main d’œuvre gratuite) et les deux jours restant, dans leur propre champ (qui fournit la nourriture pour le ménage). Elles sont aussi en charge des tâches domestiques, et vont chercher l’eau et le bois de chauffe. Si un enfant est malade et doit être emmené au centre de santé, c’est la mère doit prendre sur sa journée de travail. Si cette journée est prise sur un jour travailler dans le champ de son mari, elle doit être rattrapée. Lorsque la question de la surcharge de travail des femmes a été abordée par les communautés, l’eau a spontanément émergé comme une piste de solution pour rééquilibrer la charge. Les hommes et les femmes ont chacun refusé l’idée que les hommes puissent transporter l’eau sur leurs têtes, ce n’était pas socialement acceptable car trop associé à la féminité. Cependant, les hommes pouvaient reprendre cette tâche s’ils avaient une charrette pour transporter l’eau.   Des solutions comme des crèches communautaires ont été mises en place par Save The Children, par exemple, dans le cadre d’un programme d’écoles maternelles au Mozambique qui répondait aux objectifs de la Banque Mondiale[8] d’assurer des centres de soins de grande qualité pour les jeunes enfants. Cibler des problématiques d’accès à l’eau et à l’énergie peut aussi être une solution viable pour alléger la surcharge de travail des femmes. Au Mali, Afrique 70, a construit des fontaines dans les villages. Ainsi, alors que la qualité de l’eau ne s’est pas significativement améliorée, les femmes ont gagné en disponibilité ce qui a eu un impact positif sur le statut nutritionnel des enfants[9]. UNFPA, au Niger a créé un programme appelé « l’école des maris » pour sensibiliser les maris à la santé sexuelle et reproductive, cette mesure a aussi eu un impact positif sur la santé maternelle et infantile. A l’instar de ces initiatives, Action contre la Faim Inde a mis en place des « alliances d’hommes pour une meilleure nutrition ». Ces groupes ont été créés pour promouvoir un changement de comportement, augmenter l’implication des pères dans les tâches de la famille, particulièrement avec les enfants et alléger la double charge des femmes. Il a été observé que les groupes d’homme ont aidé à changer des dynamiques familiales et communautaires.

    Ces expériences ne sont pas exhaustives et mériteraient d’être étoffées, c’est d’ailleurs l’objet de notre dernière recommandation : capitaliser et disséminer les exemples innovant et/ou reproductibles pouvant ouvrir la voie au changement.

    1. Recommandations pour répondre à la problématique de la surcharge de travail des femmes
    Pour progresser dans la lutte contre la malnutrition, il faut donner à l’égalité entre les genres une place centrale dans nos représentations mais aussi dans les interventions que nous menons. Parmi les conséquences sur la sous-nutrition liées au statut social des femmes, ce que Françoise Hériter appelle « la valence différentielle des sexes », les données récoltées par Action contre la Faim tendent à démontrer que « la surcharge de travail des femmes » est probablement le facteur le plus important. Cet article montre que ce facteur est identifié très fortement et de manière spontanée par les communautés comme l’un des plus importants contributeurs à la sous-nutrition infantile. Et le fait que les communautés elles-mêmes le placent en première position en fait aussi un facteur de changement socialement acceptable.

    Malheureusement, il est trop rarement considéré par les acteurs de l’aide l’humanitaire malgré les solutions existantes. Nous proposons donc des solutions afin de répondre à ce problème.

  • Tout d’abord, rendre « la surcharge de travail des femmes » visible en l’incluant dans le schéma causal de l’UNICEF sur les causes sous-jacentes de la sous-nutrition infantile ;
  • Ensuite, consulter et impliquer les communautés pour développer des solutions innovantes et socialement acceptables pour initier le changement ;
  • Enfin capitaliser et disséminer les expériences positives et afin d’encourager le changement.
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    Références :  [1] Smith & Haddad, 2015, Reducing Child Undernutrition: Past Drivers and Priorities for the Post-MDG Era. World Development, 68 [2] https://www.unicef.org/nutrition/files/Unicef_Nutrition_Strategy.pdf [3] http://linknca.org/index.htm [4] Dixon-Mueller, 1978, Rural Women at Work: Strategies for Development in South Asia. Washington DC: RFF Press. [5] Jones, Cruz Agudo, Galway, Bentley, & Pinstrup-Andersen, 2012, Heavy Agricultural Workloads and Low Crop Diversity Are Strong Barriers to Improving Child Feeding Practices in the Bolivian Andes. Social Science and Medicine. [6] Vir, 2016, Improving women’s Nutrition Imperative for Rapid Reduction of Childhood Stunting in South Asia: Coupling of Nutrition Specific Interventions with Nutrition Sensitive Measures Essential. Maternal and Child Nutrition ; Cunningham, Ruel, Ferguson, & Uauy, 2014, Women’s empowerment and Child Nutrition Status in South Asia: A synthesis of the literature. Maternal and Child Nutrition. [7] http://linknca.org/etude/departement_de_mayadi_region_de_maradi.htm [8] http://www.worldbank.org/en/topic/earlychildhooddevelopment#2 [9] Philippe Bernard, 2009, « La surcharge de travail des femmes africaines entrave le développement économique du continent », www.lemonde.fr/societe/article/2009/03/07/la-surcharge-de-travail-des-femmes-africaines-entrave-le-developpement-economique-du-continent_1164861_3224.html

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